État des lieux du droit de vote des étrangers en France et en Europe
Retour franco-belge sur une lutte de 40 ans
Henri Goldman, politiste (Bruxelles)
10 novembre 2018. Après Amiens, Roubaix, Paris et encore Paris, je retrouve avec plaisir et un peu démotion une brochette de camarades qui persistent depuis quatre décennies à poursuivre le combat pour loctroi de droits de citoyenneté aux résidents étrangers en France. Ils furent souvent membres du PSU de la grande époque, sont restés liés à sa postérité (Alternative rouge et verte, Les Alternatifs, Ensemble) et entretiennent sa mémoire auprès des Amis de Tribune socialiste.
Quest-ce que je fais là ? Toujours la même chose : on me demande dapporter le témoignage dun pays voisin où un tel droit de vote a été accordé en 2004 et où les étrangers non européens ont voté aux élections municipales en 2006, 2012 et 2018 sans que ça ne provoque aucun séisme. Aujourdhui, que puis-je dire de plus ? En Belgique, cet épisode séloigne dans le temps et, avec lui, les polémiques qui lavaient accompagné. Depuis longtemps, plus personne ne remet ce droit en cause. Les batailles pour la dignité des personnes issues de limmigration se sont donné dautres objectifs.
Avec le recul, on peut prendre une meilleure mesure de lenjeu du droit de vote des étrangers. Celui-ci nest quun moyen parmi dautres pour construire une communauté politique cosmopolite qui, aujourdhui, devrait constituer un antidote à la redéfinition des communautés politiques sur une base nationale-identitaire qui menace partout en Europe.
Ce moyen intervient à un moment précis de lhistoire des migrations qui ont transformé le visage de nos sociétés. LEurope comporte plusieurs modèles migratoires, mais le « modèle central » est partagé par la France, lAllemagne et le Benelux : ces pays ont fait massivement appel à la migration du travail à la Libération ; celle-ci fut dabord intra-européenne (Italie, Espagne, Portugal), puis, lorsque celle-ci sest tarie, ils ont signé des accords bilatéraux avec des pays méditerranéens Allemagne-Turquie en 1961, France-Maroc en 1963, Pays-BasTurquie, Belgique-Maroc et Belgique-Turquie en 1964, Pays-BasMaroc en 1969 et, ensemble, ils y ont mis fin en 1974 quand les « chocs pétroliers » ont mis fin aux Trente Glorieuses et que le retour dans nos pays dun chômage de masse rendait superflu le recours à de la main-duvre immigrée.
À partir de là, les chemins divergeront. Dans les trois pays du Benelux, puisque limmigration était officiellement stoppée, il sagira de soccuper dintégrer activement les nouveaux résidents, qui avaient entre-temps été rejoints par leur famille et dont on souhaitait quils restent notamment pour des raisons démographiques en leur accordant le droit de vote local. Comme on le sait, celui-ci fut acquis aux Pays-Bas dès 1983. En Belgique, on fut à deux doigts de respecter le même timing, puisquun gouvernement avait cette modification constitutionnelle à son programme. Mais un changement de conjoncture intervint : alors que, de 1974 à 1983, limmigration avait régulièrement décru, au point même quen 1983 le solde migratoire fut négatif, elle repartit vigoureusement à la hausse dès 1984 en empruntant dautres canaux, en premier lieu celui du regroupement familial qui était, en Belgique comme en France, extrêmement libéral. Il ne fut plus question alors de multiplier les signaux de bienvenue à ces nouveaux migrants quil fallait au contraire décourager. Le consensus qui sétait établi pour accorder le droit de vote local aux étrangers se brisa. Il ne se reconstitua quau début du XXIe siècle, dans des conditions politiques très différentes.
Mais ce qui est remarquable, cest létonnante convergence dans le refus de toute ouverture entre lAllemagne du droit du sang et la France de droit du sol. La comparaison France-Belgique est particulièrement cruelle pour lHexagone : la Belgique, pays de consensus mou avec des gouvernements de coalition alternant le centre-gauche et le centre-droit, doté dune monarchie traditionnellement conservatrice, où la famille politique démocrate-chrétienne fut dominante jusquà la fin du XXe siècle, sest révélée plus progressiste que la patrie des droits de lHomme et de la Révolution française si prompte à donner des leçons de démocratie au monde entier, et où deux présidents socialistes disposant de tous les pouvoirs mangèrent piteusement leur promesse solennelle daccorder le droit de vote aux étrangers au cours de leur mandat.
Jai mis du temps à comprendre ce blocage. « Mon franc est tombé » (comme on dit en français de Belgique) lors dune rencontre internationale organisée à Paris en 2007 pour la présentation du Mipex. Il sagit dun indice international comparant les performances des États européens et de quelques autres en matière dintégration des personnes migrantes. La France était très mal notée, notamment pour son refus doctroyer tout droit politique à des non-nationaux ne bénéficiant pas de la citoyenneté européenne. Confrontée à ce mauvais bulletin, la sociologue Dominique Schnapper, qui présidait la séance, livra cette sentence pour justifier ce refus : « En France, nous pensons que la citoyenneté ne se divise pas. » À quoi Jean-Louis De Brouwer, le haut-fonctionnaire belge de lUnion européenne qui présentait le rapport, répondit : « Mon pays relève dune autre tradition. »
Comme je minterrogeais au même moment sur lattitude incroyablement crispée de la société française face aux musulmans, javais fini par comprendre cette peur spécifique. La France est lÉtat continental européen le plus ancien à exister dans ses frontières actuelles et elle a fait face à de multiples menaces réelles ou imaginaires, internes (les protestants) ou externes (les émigrés de Coblence, les guerres avec lAllemagne) mettant en péril son intégrité et sa cohésion nationale. Cette peur a débouché sur une véritable névrose de la différence et sur une exigence dassimilation culturelle à nulle autre pareille, incarnée aujourdhui jusquà la caricature par Eric Zemmour. La Belgique, pays récent (1830) et binational, navait aucune raison de partager cette angoisse.
De fait, la citoyenneté se « divise » aisément, et même très logiquement. Ainsi, la citoyenneté locale, qui nest que territoriale, est dune autre nature que la citoyenneté nationale qui intègre des dimensions anthropologiques profondes. Autant on peut comprendre (sans forcément admettre, mais cest un autre débat) quune certaine loyauté doive être démontrée quand il sagit de pesersur le destin dune nation, autant personne ne saurait rationnellement lexiger au niveau dune municipalité. Quand vous déménagez dune commune vers une autre, on ne vous demande ni preuve dintégration, ni de prêter un quelconque serment dallégeance. Cest une simple formalité administrative.
Pourtant, à peu près au même moment, la France va commencer à détricoter cette fameuse « citoyenneté [qui] ne se divise pas ». Cette unité fantasmée est minée depuis longtemps par lextension de la binationalité qui brise le lien univoque reliant tout individu à une seule citoyenneté nationale. Cest pourquoi le Conseil de lEurope avait édicté le 6 mai 1963 une « Convention de Strasbourg » dans le but de limiter autant que possible ce type de situation. Il était notamment prévu que toute acquisition volontaire dune nouvelle nationalité devait conduire à la perte de la nationalité dorigine. Or, depuis, cette disposition a été dénoncée par la plupart des pays dEurope occidentale, dont, en 2007 par la Belgique (logique) et, en 2009, par la France (incohérent) pour permettre à leurs expatriés de voter dans leur pays de résidence sans rien perdre de leurs droits politiques dans leur pays dorigine. Ainsi se défait le lien exalté par Dominique Schnapper entre une disposition administrative la possession dune nationalité et lappartenance à une formation historique nommée « Nation ».
Lacquisition simplifiée de la nationalité est dailleurs lautre voie, à côté de loctroi de droits de citoyenneté à des non-nationaux, pour construire une communauté politique basée sur la résidence plutôt que sur lidentité nationale. En Belgique, cette autre voie a été vigoureusement empruntée entre 1985 et 2000, soit pendant les années où la revendication du droit de vote fut mise en sourdine : ça bloquait dun côté, ça progressait de lautre. Pendant cette période, la Belgique procéda à trois réformes du code de la nationalité. La troisième, celle de 2000, allait encore bien au-delà du droit du sol puisquelle permettait à tout étranger de devenir belge par une simple démarche administrative auprès dun guichet municipal après 7 ans de résidence, indépendamment de tout parcours dintégration. Même si, en 2013, la Belgique est revenue en arrière sur cette disposition révolutionnaire, les migrants du travail et leurs descendants ont pu sengouffrer massivement dans cette brèche qui leur permettait dobtenir dun seul coup tous les droits politiques sans quaucune contrepartie subjective ne leur soit demandée en échange. Ils purent donc accomplir cette démarche sans mettre en péril la solidité de leurs liens affectifs les reliant à leur autre nationalité, pour plupart marocaine ou turque, celle-là inaliénable.
Cette disposition a stabilisé le nombre détrangers en Belgique, les acquisitions de la nationalité belge compensant à peu près les nouvelles arrivées (plus de 50 000 par an en moyenne). Ainsi, en 2006, au moment où toute la population étrangère en Belgique accède au droit de vote municipal, elle se compose pour les deux tiers dEuropéens (qui nont aucun intérêt particulier à devenir belges) et pour un tiers de non-Européens qui sont subjectivement en situation de passage. Les autres sont devenus belges. Manifestement, depuis cette date, le droit de vote a cessé de jouer un rôle dintégration citoyenne. Celui-ci sest déplacé après le processus dacquisition de la nationalité dont la facilité ne garantissait en rien la participation à la délibération collective
Avant dexaminer les chiffres de participation, il faut relever une autre différence majeure entre la Belgique et la France : la Belgique est un des rares pays européens où le vote est obligatoire. Mais celui-ci nest évidemment obligatoire que pour les Belges, qui sont automatiquement inscrits sur les listes électorales, alors que les étrangers doivent faire la démarche de sinscrire. Les Belges qui ne remplissent pas leur obligation sont passibles dune amende. Ainsi, en additionnant les abstentions, les votes blancs et nuls, les scrutins belges présentent environ un taux de votes exprimés de 80 %, ce chiffre étant en lente érosion régulière. Le contraste avec le taux de participation des électeurs potentiels non belges est évidemment éclatant, comme le montre ce tableau qui concerne les récentes élections municipales du 14 octobre 2018
Légende du tableau : La grande différence qui sobserve entre la Flandre, dune part, et les deux autres Régions, dautre part, sexplique par un soutien différent des partis politiques selon quils étaient flamands ou francophones. La loi du 19 mars 2004 ouvrant le droit de vote aux résidents étrangers non européens avait été soutenue par la totalité des partis francophones, mais seulement par une minorité de gauche (socialistes et écologistes) en Flandre. Cette différence sest traduite en Wallonie, mais aussi à Bruxelles, par de vigoureuses campagnes pour informer les étrangers de leur nouveau droit et pour les inciter à voter. Il nen fut pas de même en Flandre.
Un taux de participation dont on peut dautant moins se satisfaire que la fraction de la population concernée est loin dêtre négligeable, notamment à Bruxelles, dont 62 % de la population nest pas née en Belgique. Dans la capitale de la Belgique (et de lEurope), sur les 887 740 électeurs potentiels il y a 290 624 étrangers. Dans certaines des 19 communes qui constituent la Région de Bruxelles-Capitale, ceux-ci constituent même la moitié de lélectorat potentiel, ce qui a poussé plusieurs partis politiques à faire campagne en anglais (pour les eurocrates et assimilés) ou en turc, la population turcophone étant concentrée dans deux communes et ayant la réputation de mal maîtriser le français ou le néerlandais dans le chef des primo-migrants encore nombreux.
Bref, même quand le droit de vote des étrangers est acquis, il y a encore du chemin à accomplir pour quil soit effectif. Manifestement, le chemin suivi est différent selon les nationalités. Les Marocains ont massivement opté pour la naturalisation qui leur ouvre les portes de léligibilité en plus du vote. Ce mouvement est nettement moins prononcé dans la minorité turque. En revanche, une frange militante des Bruxellois européens, qui se sentent intensément bruxellois mais pas franchement belges, se mobilisent pour une plus grande implication citoyenne dans leur ville. Ces Bruxellois sont ainsi à la base dune vigoureuse petite campagne en cours pour gagner le droit de voter au niveau de toute la ville, où ce vote ferait vraiment sens, alors que la curieuse architecture institutionnelle de la Belgique leur octroie ce droit uniquement au niveau des communes qui correspondent peu ou prou aux arrondissements parisiens.
1. Voir mon essai Le rejet français de lislam, Paris, PUF, 2012.
2. Avec le Luxembourg, le Danemark, Chypre et le Lichtenstein.