
23e année N°139 JANVIER - FEVRIER 2016
France
: quelle déchéance !
C’est dans son discours devant les parlementaires réunis en Congrès trois jours après les attentats terroristes de Paris du 13 novembre que le président de la République a annoncé son intention de faire inscrire dans la Constitution la déchéance de la nationalité française pour tous les binationaux condamnés pour terrorisme Depuis un décret-loi du 12 . novembre 1938, devenu article 23-7 du code civil, un « Français qui se comporte en fait comme le national d’un pays étranger peut, être déclaré, après avis conforme du Conseil d’Etat, avoir perdu la qualité de Français ». L’article 25 du même code prévoit qu’un individu qui a acquis la qualité de Français peut être déchu de la nationalité française. La nouveauté de l’annonce présidentielle est que cette déchéance pourrait concerner dorénavant des personnes nées françaises. Il y a actuellement en France au moins 3,3 millions de binationaux.
Une rupture d’égalité entre Français
La proposition de François Hollande a suscité d’innombrables réactions (voir quelques unes d’entre elles dans « Ils ont dit »).
Un premier débat est d’ordre juridique : pour étendre la déchéance de nationalité, faut-il une loi amendant le texte existant ou faut-il modifier la Constitution pour ne pas risquer un procès en inconstitutionnalité pour rupture d’égalité entre Français.
Sollicité par le gouvernement, le Conseil d’Etat a rendu son avis le 11 décembre : si elle n’était pas inscrite dans la Constitution, la mesure se heurterait « à un éventuel principe fondamental [...] de la République interdisant de priver les Français de naissance de leur nationalité [...], élément constitutif de la personne ». Le Conseil d’Etat recommande par ailleurs de ne pas introduire le terme de « terroriste » dans la Constitution et de réserver la mesure aux « auteurs d’actes criminels les plus graves ».
Mais le vrai débat est d’ordre politique. Réclamée depuis toujours par l’extrême droite, reprise par la droite classique et notamment par Nicolas Sarkozy dans son fameux discours de Grenoble de 2010, l’extension de la déchéance de nationalité à des Français de naissance avait été à l’époque fortement dénoncée par tous les leaders de la gauche, François Hollande et Manuel Valls en premier, comme « attentatoire » à la tradition républicaine.
Un projet de loi déposé par la droite sur le sujet a été rejeté par l’Assemblée nationale fin 2014.
L’embarras de Christiane Taubira
Comme d’autres membres du gouvernement et de la majorité parlementaire, la garde des Sceaux, en première ligne sur le sujet, a
très rapidement montré ses réticences sur la décision présidentielle. Le 18 novembre, dans l’émission télévisée « C’est à vous » sur France 5, Christiane Taubira précise : « Toute altération d’un attribut civique, et le plus [important] de tous, la nationalité, m’interpelle. » Dans un entretien à la radio algérienne Chaîne 3, diffusé le 22 décembre au lendemain d’un déplacement en Algérie, elle croit savoir que le projet va être abandonné : « Très sérieusement, je pense que cette déchéance de nationalité sur des personnes nées françaises, donc qui appartiennent depuis leur naissance à la communauté nationale, ça pose un problème de fond sur un principe fondamental qui est le droit du sol. »
Coup de théâtre le 23 décembre, à l’issue du conseil des ministres, Manuel Valls annonce le maintien du texte et la tenue des débats parlementaires à partir du 3 février, position confortée par le président de la République le 31 décembre lors de ses vœux télévisés. Dans son projet de loi constitutionnelle, le gouvernement reprend les recommandations du Conseil d’Etat : une personne ne pourra être déchue de la nationalité française que « lorsqu’elle est condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation ».
Le risque d’apatridie
Pour empêcher qu’une personne ne devienne apatride, la révision constitutionnelle annoncée ne concerne que des binationaux. Le droit
à une nationalité est un des droits les plus absolus de l’homme. En être privé c’est « être privé de son appartenance au monde » disait Hannah Arendt en 1951.
L’Organisation des Nations unies a fait depuis 1961 de la lutte contre l’apatridie un de ses chevaux de bataille (voir le programme lancé en 2014 sur le sujet dans La Lettre n° 133). En France, la loi Guigou de 1998 interdit de créer des apatrides. Après les derniers attentats, certaines personnalités de droite et d’extrême droite ont envisagé de retirer leur nationalité à des personnes n’ayant que la nationalité française ; début janvier c’est dans les rangs du Parti socialiste que l’idée est reprise mais le 6 janvier Manuel Valls est péremptoire : « La France ne peut pas créer des apatrides. »
Au Royaume-Uni, David Cameron a prévu la déchéance de la citoyenneté britannique pour une personne qui n’a pas d’autre nationalité
« s’il existe des raisons de penser » que cette personne peut acquérir la nationalité d’un autre pays !
En Belgique et aux Pays-Bas, les gouvernements conservateurs ont pris ces dernières années des mesures permettant de déchoir de leur nationalité les seuls binationaux. Au Canada, le nouveau Premier ministre, Justin Trudeau, a promis au contraire de revenir sur l’extension de la déchéance nationale votée à la demande du gouvernement conservateur précédent (voir La Lettre n° 138).
Indignité plutôt que déchéance
L’indignité nationale, sanction pénale qui prive le coupable de tous les droits civiques, civils et politiques, a été utilisée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour condamner des auteurs de crimes pendant l’occupation et des dignitaires de Vichy. Plusieurs personnalités, dont le maire de Paris Anne Hidalgo, proposent d’utiliser cette mesure plutôt que la déchéance de nationalité.
Certains réclament un référendum. Le débat est particulièrement vif au sein du Parti socialiste, plusieurs personnalités, Jean-Marc Ayrault, Martine Aubry, Benoît Hamon, Roland Ries... s’étant prononcées contre le projet gouvernemental.
L’opinion publique est pour le moment très majoritairement favorable à la déchéance nationale pour les terroristes mais évolue : 94 % dans un sondage des 17 et 18 novembre, 86 % dans un sondage des 28 et 29 décembre, 75 % dans un sondage des 7 et 8 janvier.
Nous ne céderons pas !
L’ASECA et La Lettre de la citoyenneté se sont associées à l’appel lancé fin décembre par une centaine d’organisations dont la CIMADE, Emmaüs,la FTCR, le GISTI, la LDH, le MRAP, RESF... (www.nousnecederonspas.org).
Nous en reprenons ci-dessous quelques extraits :
« Ceux qui au nom de Daech, ont fait subir à Paris et à Saint-Denis un moment d’inhumanité absolue ne nous feront pas céder. Rien ne peut justifier ces assassinats, ici ou ailleurs.
Chacune des victimes vit en nous parce que nous appartenons à la même humanité. Notre solidarité à leur égard et à l’égard de leurs familles est totale. Ce crime est immense mais c’est en continuant à vivre librement et fraternellement que notre réponse sera à la hauteur. [...]
Vouloir priver de leur nationalité jusqu’aux personnes nées françaises, c’est délivrer une nouvelle fois le message d’une France divisée. Le silence du président de la République, lors de la réunion du Parlement, sur l’indispensable engagement de l’Etat en faveur de l’égalité des droits, de la justice sociale, sur le développement des services publics, contre toutes les discriminations et contre toutes les manifestations de racisme accroît dramatiquement le sentiment d’exclusion que vit toute une partie de notre peuple. Il donne ainsi un peu plus corps à la stigmatisation croissante qui s’exerce mettant en péril notre volonté de vivre ensemble. [….] «
Retour au sommaire de la LETTRE n° 139
Retour à la présentation : LETTRE